Les vertus généalogiques du sport

Sébastien Fleuriel
 
Sébastien Fleuriel, « Les vertus généalogiques du sport », Socio-anthropologie [En ligne], 13 | 2003, mis en ligne le 15 novembre 2004, consulté le 26 juillet 2016. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/177
 
 
Plan | Texte | Notes | Citation | Auteur
 
Plan
Autonomie du geste sportif : histoire d’une rupture
Une généalogie amnésique de l’histoire sociale : le billard carambole
Généalogie et déni historique
 
Texte

1. L’ordre sportif a régulièrement présenté, à lui-même comme à son public, son histoire sous la forme historicisante du produit singulier d’un ensemble de pratiques corporelles, elles-mêmes mises en scènes dans l’ensemble plus large encore des jeux. Ainsi, depuis l’antiquité jusqu’à aujourd’hui, le sport s’inscrirait dans un continuum de pratiques physiques, dont les jeux traditionnels auraient composé une phase historique déterminante, qui auraient et continueraient d’évoluer progressivement à travers l’amélioration des techniques du corps au sens entendu par Mauss. Sans doute parce que l’histoire de ces techniques (de jeu) offre une prise efficace pour saisir l’évolution manifeste des disciplines sportives, les acteurs du sport la convoque aisément pour expliciter la filiation d’une pratique avec telle ou telle forme traditionnelle ou ancestrale, à l’image des jeux de soule inspirant le rugby, ou du duel, base originelle de l’escrime sportive. Aussi l’histoire du sport se présente-elle spontanément comme une histoire des techniques dont le propre est d’occulter les forces créatrices qui les ont rendu possible, comme si elles se trouvaient entièrement indépendantes des conditions de leur production. A la manière d’un arbre généalogique, les disciplines sportives se diviseraient en différentes familles (les sports de raquette, les sports de glisse, etc.) et se regrouperaient selon leur degré de parenté à une pratique ancestrale supposée commune et censée organiser l’ensemble de la filiation (le jeu de paume pour les sports de raquette, le surf pour les sports de glisse, etc.).

2. Si le modèle généalogique rend compte des similarités visibles entre les jeux et les sports, il a aussi pour effet d’évacuer de la perspective historique l’ensemble des questions et des raisons sociales qui déterminent l’émergence des pratiques physiques en essentialisant le sport dans une seconde nature de la condition humaine. Comme l’a noté Raymond Thomas dans son entreprise de vulgarisation de l’histoire du sport : « une essence du sport perdure donc. Celle-ci serait la compétition, qui d’ailleurs fonde notre civilisation. A travers les siècles, le sport change d’aspect mais conserve sa nature profonde »2. Cela étant dit, et puisque les activités sportives peuvent sublimer tout contexte social ou plutôt transcenderaient les conditions historiques de leur propre émergence, les questions sociales contemporaines (convention collective du sport, intrusion « sauvage », économie de marché, etc.) ont toutes les chances d’apparaître comme purement circonstancielles, c’est-à-dire strictement bornées à une conjoncture n’affectant pas la nature supposée trans-historique du sport ou affectant seulement sa forme mais jamais le fond.

3. On voudrait donc montrer ici que entre un jeu et un sport, il n’y a pas qu’une simple filiation technique, qui est sans doute la manière la plus docte d’éluder ce que les pratiques sportives doivent à leur univers de production, mais plutôt une histoire sociale faite de discontinuités et de ruptures propres à transformer une pratique en une autre, à la manière du duel à l’épée visiblement identique à l’escrime sportive mais fondamentalement différent dans ses déterminants sociaux. On interroge l’intérêt que représente la production d’une vérité historicisée qui contribue en permanence à rendre contemporaines et donc à les exclure du champ de l’histoire, des questions qui, de fait, pourraient être perçues comme justement constitutives des activités sportives. En particulier s’agissant du billard français, comment le professionnalisme, qui fut antérieur à la pratique tant fédérale qu’amateur du billard, se trouve omis dans l’histoire généalogique de la discipline.
 
Autonomie du geste sportif : histoire d’une rupture
 
4. « " Laissez aller les vaillants combattants ” : par ce cri répété trois fois les hérauts lancent les adversaires l’un contre l’autre. Dès lors ils sont laissés à eux-mêmes et " au sort des armes ”. Aucun frein n’est mis à leur ardeur, et c’est l’outrance seule du combat qui distingue un vainqueur et un vaincu. Normalement donc le combat de Veniers et Sarzay devrait se terminer par la mort de l’un d’entre eux, ou du moins par une blessure grave qui le mette hors d’état de poursuivre la lutte. »
 
5. C’est ainsi que François Billacois relate dans ses travaux sur le duel3, le combat que deux gentilshommes berrichons, Véniers et Sarzay, se sont livré le 17 février 1538 à Moulins. Plus de quatre siècles après, en 1982, la presse française et internationale déplore le décès d’un escrimeur de haut niveau transpercé accidentellement au visage par l’arme de son adversaire. La communauté sportive en appelle au deuil4. La comparaison entre ces deux événements pourrait paraître osée s’il n’y avait en commun la mise en scène d’un combat par les armes réglé par des techniques précises. Mais elle ne peut guère être poussée plus loin : les siècles ont façonné chez les escrimeurs un nouveau sens du combat où ni la mort ni même les blessures ne sont plus acceptables. En un mot, l’escrime moderne est un sport, le duel ne l’était pas. Le refoulement des formes de brutalité exercées sur le corps rappelle les thèses que Norbert Elias et Eric Dunning ont caractérisées par la formule « la violence maîtrisée » pour décrire la diminution des seuils de tolérance à l’égard de celle-ci dans les sociétés industrielles5.

6. Ce constat reste pourtant insuffisant pour comprendre dans le cas précis de l’escrime la transformation radicale des significations données aux affrontements, à moins de l’associer à une interrogation sur les sens respectifs que les combattants leur prêtaient. Autrement dit, les rapports à la violence sont également dépendants des raisons pour lesquelles elle peut être exercée, et on peut avancer qu’elle ne s’exprime que sous certaines conditions auxquelles l’escrime sportive ne répond plus. Le duel obéissait à un code rituel et à une mise en scène précis, bien détaillés par François Billacois. Il ne représente que l’étape finale d’un conflit où l’honneur est en jeu. En amont, l’offense ne porte pas directement sur des faits de courage ou de bravoure, mais seulement sur la présomption d’un mensonge injuriant. Dans le duel rapporté par F. Billacois, Sarzay accuse un tiers de trahison lors d’une bataille et prétend tenir l’information de Véniers. Ce dernier nie avoir divulgué le secret, et se voit contraint, en position d’offensé, à démentir Sarzay. Ce n’est donc pas le supposé coupable de trahison qui est injurié, mais bien l’homme d’honneur (c’est-à-dire Véniers) « qu’on accuse d’avoir proféré une parole qu’il assure ne pas avoir dite »6. C’est précisément l’acte de démenti7 qui déclenche le duel, et bien que sa formulation varie d’une époque à l’autre8, le rituel ne peut commencer qu’avec lui. Ensuite, celui qui dément ne peut défendre son honneur sans l’accord du roi, lequel après un examen minutieux du conflit, accède à la requête en désignant le lieu où l’affrontement peut avoir lieu.

7. L’arbitrage du roi, indispensable jusqu’au milieu du XVIe siècle, comme le démenti consacrent le duel en tant que tel et le distinguent de tous les autres affrontements. Leur caractère rituel rappelle que les gentilshommes sont les sujets du roi, et que l’honneur défendu est aussi celui de la maison royale. Ce n’est qu’à ce titre qu’on peut comprendre que la violence réelle constatée au cours du duel est par essence une mise en acte de la violence symbolique exercée légitimement par le souverain. Non qu’elle soit une fin en soi, elle est le moyen de résoudre un conflit où l’honneur royal est en jeu.
 
8. Le duel est doté d’une signification immédiate comme immuable où le démenti appelle irrévocablement une succession d’événements codifiés à l’avance dont le sens est invariable. Pour reprendre les thèses de Jean-Claude Schmitt, « c’est le geste qui donne sa force à l’acte, qui noue les volontés, qui associe les corps »9. En d’autres termes, le duel n’est pas mis en scène pour lui-même mais bien pour une raison sociale (l’honneur, la souveraineté) qui lui confère toute son efficacité et qui légitime la violence infligée aux corps en tant que violence d’Etat. Cet aspect traditionnel, qui associe les gestes à une raison différente des gestes pour eux-mêmes, consomme la rupture avec l’escrime moderne où la violence n’est pas une médiation par laquelle s’expriment et se règlent des rapports sociaux prédéfinis. Les seuils de tolérance face à la violence diminuent d’autant mieux qu’elle n’a aucune raison légitime d’être exercée dans l’escrime sportive. En comprenant ce qu’est le duel, on se donne les moyens de comprendre ce qu’est l’escrime, mais aussi ce qu’elle n’est pas. Sa parenté généalogique avec le premier, que les techniques corporelles et le vocabulaire rendent perceptibles10, ne suffit pas à l’inscrire dans la tradition du duel destinée à codifier les affaires d’honneur. En escrime sportive, ces techniques corporelles n’ont d’autre raison que la technique elle-même en tant que support de la performance sportive, et le coup qu’on porte à l’adversaire ne vise pas la réparation symbolique de l’honneur perdu.

9. La raison du duel n’est donc pas la raison de l’escrime sportive. Par leur autonomie, les techniques du corps mises en œuvre dans ces pratiques sportives ne répondent plus à un dispositif de codification traditionnel dont la compréhension dépend immédiatement de l’espace social qui le produit. Au contraire, elles contribuent à former leur propre espace d’expression, celui des sports plus généralement, dans lequel les logiques sociales demeurent refoulées à l’état d’inconscient, provoquant de fait à travers le principe de filiation des pratiques corporelles, l’amnésie de toutes les ruptures historiques et sociales, dont le professionnalisme a pu être un élément constitutif fondamental comme le prouve l’exemple du billard français.
 
Une généalogie amnésique de l’histoire sociale : le billard carambole

10. Les rares histoires du billard, le plus souvent réalisées par des individus impliqués11, font état de la genèse chronologique du jeu en indiquant implicitement qu’une continuité généalogique et « naturelle » des formes de pratique est tout à fait opératoire. De la chôle à la crosse (le croquet) au billard au sol, puis sur table, et enfin au billard sportif, tout n’est qu’affaire d’évolution temporelle sans que les enjeux qui président à ces transformations ne soient bien clairement exposés. On retiendra comme contre-modèle que trois modes de pratique, dont les temporalités se chevauchent, ont fortement conditionné l’évolution du jeu : le billard de salon, le billard académique, et le billard amateur, chacun obéissant à des logiques sociales propres.

11. Le billard de salon repère sans doute la forme primitive du billard dans tous les sens du terme, c’est-à-dire réunissant à la fois la table de billard (la plus ancienne que les historiens aient identifiée à ce jour date de 1469 et fut construite par un ébéniste pour le compte de Louis XI), le drap tendu sur celle-ci, la canne et des billes. Propre aux sociétés de Cour et à la noblesse que l’étiquette condamnait à une forme apparente d’oisiveté, le billard figure dans la plupart des cours royales d’Europe à partir du XVe siècle et jusqu’à la Révolution. Le régime des cours attribuait une fonction politique importante aux loisirs en tant que jeu sérieux destiné à régler l’étiquette et les relations de pouvoir en son sein12. Dans ce cadre, le billard, véritable jeu d’adresse pratiqué sur un meuble d’intérieur, permet à la fois l’expression de la vie ostentatoire de la noblesse et les échanges sociaux, diplomatiques et politiques, autour d’une pratique relativement intime et ludique. Le caractère apparemment futile du jeu ne doit pas laisser croire qu’il s’agit là d’un divertissement d’aristocrates en mal de distractions, c’est aussi un mode de sociabilité efficace autour duquel la vie sociale et politique s’organise13. Dévolu à régler les rapports politiques comme les rapports entre les sexes, également nommé « noble jeu », il se distingue du billard pratiqué sous l’Ancien Régime dans les espaces publics (académies) donnant lieu aux paris et dont l’usage est proche des jeux de hasard déclarés clandestins. Assignés à des fonctions différentes, le billard de salon et le billard des académies se doivent d’être distincts comme l’affirme l’édit de 1634 sous Louis XIII qui interdit à « toutes personnes vêtues de drap d’or ou d’argent » (i.e. la noblesse) l’accès aux académies qualifiées de « réceptacles de rodomonts, de fanfarons, de spadassins et raffinés d’honneur, de passevolans ou militaires sans paye, de coupeurs de bourse ou tireurs de laine »14.

12. Attaché à une fonction de sociabilité, le billard de salon est aussi celui de la sphère privée où la table de jeu devient un meuble de prestige sujet à une ornementation raffinée, qui trouve son prolongement ultérieur dans les foyers intimes de la nouvelle bourgeoisie après la Révolution.
 
13. Parallèlement aux jeux de la cour, le billard se développe également dans les espaces publics jouissant à ses débuts, du fait des habiletés gestuelles mises en œuvre, d’une relative tolérance des administrations royales comparativement aux jeux de hasard quant à eux définitivement déclarés clandestins. Favorisant les paris entre joueurs et spectateurs, c’est sous cette forme publique que la formalisation technique du billard s’impose peu à peu de façon à ce que les contrats (les paris) soient réalisés dans des conditions identiques15. Conçu comme un spectacle, le succès est vif : alors qu’en 1480 un édit royal limite le nombre de tables publiques à trente dans les murs d’enceinte de Paris, ce sont entre mille et deux mille tables parisiennes qui sont ouvertes après la Révolution. Avec les mises en jeu, les paris, et les consommations d’alcool, le billard favorise la formation d’un corps professionnel composé des propriétaires des académies (officialisées par l’édit de 1634) appelés « maîtres billardiers » et des meilleurs joueurs qui vivent de leurs gains. C’est ainsi que l’intendant général de la police du royaume encourage dans son Traité de la Police la séparation nette entre le billard professionnel et celui des salons pratiqué par des « hommes d’honneur16 ». Malgré les réticences du pouvoir central et sous la pression des professionnels, le succès du billard académique participe à la diffusion du jeu dans les milieux populaires en s’implantant également dans les cafés fréquentés surtout par le sexe masculin.

14. Organisé en véritables marchés nationaux, où les fabricants de billards sont partie prenante, le jeu connaît de nombreuses innovations techniques tout au long du XIXe siècle qui contribuent à l’élévation du niveau des performances avec des records régulièrement battus et assurant des revenus substantiels à leurs promoteurs ainsi qu’aux joueurs17. Pour assurer la qualité du spectacle, les modes de jeu se diversifient avec notamment les parties au cadre (repérées vers 1880) imposées par les fabricants de billard et conçues dans le but d’augmenter la difficulté du jeu18. Au début du XXe siècle, les pouvoirs publics s’inquiètent du succès du billard dans les milieux populaires qui entraîne une multiplication des paris dans les cafés. Au nom des « bonnes mœurs », les administrations de police interviennent en 1903 sur le mode répressif en interdisant l’organisation de matchs professionnels (et les paris qu’ils occasionnent) dans les cafés, et en accordant une licence d’exploitation des jeux de hasard aux seules académies. L’ambiguïté vient de ce que les paris ne peuvent porter que sur des jeux de hasard et non sur les jeux d’adresse, obligeant les professionnels à effectuer des exhibitions sans enjeu. Pour compenser le manque à gagner des organisateurs et des joueurs, la licence d’exploitation des jeux de hasard permet aux propriétaires des académies de récupérer leurs fonds grâce au jeu du multicolore, sorte de roulette installée sur la table de billard fonctionnant avec une bille lancée obligatoirement par un joueur professionnel.

15. Les conséquences de l’entreprise de moralisation publique des jeux ont donc modifié considérablement les conditions d’exercice des joueurs professionnels dont l’activité devient circonscrite à l’univers des académies et dont les défis ne sont plus directement rémunérateurs. Dans le même temps, l’interdiction des paris consacre définitivement la séparation entre une élite professionnelle et des amateurs appelés à jouer en d’autres lieux et sans enjeu. Condamnées à un déclin d’intérêt progressif, les académies de billard continuent, cependant, de rassembler des professionnels de moins en moins nombreux jusque dans les années 1970.
 
16. Les enjeux du billard académique portaient peu sur les questions sportives du jeu, les évolutions techniques obéissant le plus souvent aux impératifs du marché du spectacle. Relativement peu nombreux, les professionnels ont néanmoins largement contribué à la formalisation du jeu et assuré les transferts techniques à destination des amateurs appelés à jouer dans les cafés dès le XIXe siècle et qui puisent dans le modèle sportif associatif en cours de développement les supports institutionnels (loi sur les associations de 1901) pour s’organiser en sociétés sportives et formaliser les premières rencontres compétitives. En 1903, deux fédérations concurrentes sont fondées : l’Union des sociétés françaises d’amateurs de billard (mars 1903) et la Fédération des amateurs de billard (mai 1903) qui fusionnent en janvier 1914 pour défendre des mêmes intérêts.
 
17. Sous l’égide de la Fédération internationale des amateurs de billard (créée en 1923), la Fédération consacre formellement la séparation des professionnels et des amateurs dont elle fournit une définition précise : « Toute personne n’ayant jamais fait partie comme joueur rétribué d’une académie professionnelle de billard, ne s’étant jamais créé de ressources pécuniaires en enseignant ou en pratiquant le billard, ou n’ayant jamais pris part à une partie dotée de prix en espèces ou ayant donné lieu à des paris soumis au prélèvement19. » Si les intentions sportives suivent clairement les orientations de l’esprit olympique coubertinien, il demeure que le cloisonnement entre professionnels et amateurs n’est pas parfaitement étanche en raison de la dépendance réciproque de chacune des deux formes de jeu. Parce que le niveau amateur accuse un retard important par rapport aux performances des professionnels, les transferts techniques sont rendus impérieux20 ; inversement les académies puisent chez les amateurs le public qui leur fait progressivement défaut. Ainsi, en 1930 la création de la Maison du billard à Paris prévoit un étage réservé aux professionnels et un autre consacré aux amateurs pour faciliter les échanges entre les deux groupes. Cependant le déclin programmé des académies entraîne des reports d’investissement des propriétaires de multicolore en direction de la Fédération à travers le financement des phases finales des championnats et la réalisation de contrats d’exclusivité avec les équipementiers21. Fort de son pouvoir de structuration et d’officialisation des compétitions sportives de billard, la Fédération se développe en même temps que le professionnalisme s’essouffle, inversant progressivement les rapports de force et requalifiant entre 1959 et 1967 les derniers joueurs professionnels français dans la catégorie amateur22.
 
18. Le billard sportif actuel, en de nombreux points comparable aux organisations sportives fédérales, se trouve donc symboliquement affilié à un jeu traditionnel aristocratique, quand, en fait, il a puisé l’essentiel de son développement compétitif dans une pratique principalement structurée par des professionnels. Et c’est bien là le paradoxe : alors que le billard se donne l’apparence historique et vertueuse « [d’] une activité sans contrainte et sans conséquence pour la vie réelle,… [qui] s’oppose au travail comme le temps perdu au temps bien employé23 », il doit sa structuration formelle en tant que sport à un corps de professionnels historiquement réduits au silence par les autorités publiques.
 
Généalogie et déni historique
 
19. Il apparaît à travers les exemples de l’escrime et du billard que :
 
20. La généalogie et la mise en famille des sports ne permettent pas de penser les ruptures de sens pratique qui fondent les différentes classes de pratiques corporelles et permettent de repérer l’autonomisation des activités sportives en tant que telles24.

21. Ne pas observer ces ruptures conduit à l’amnésie relative de tous les déterminants qui sont au principe des activités sportives et érige en vérité historique la continuité et la perpétuation des pratiques physiques dont les sports ne seraient que des variations formelles n’affectant pas leur véritable nature.
 
22. Mais ce point de vue historique spontané, qui correspond aussi à la vision dominante du monde sportif, suggère du même coup que le sport s’est très largement construit en dehors de l’économie de marché comme des faits de professionnalisme qui en découlent et dont les formes ne peuvent nécessairement qu’être contemporaines. Autrement dit, il ne serait pas dans sa nature profonde d’être mêlé de près ou de loin au marché, dont l’avènement, trop souvent pensé sous la seule catégorie du sport business, est conçu comme une dérive très récente et donc non constitutive de l’activité sportive en elle-même25. C’est que, au fond, les vertus généalogiques du sport servent les visions les plus conservatrices de l’ordre sportif pensé et légitimé comme un passe-temps bourgeois et désintéressé. Mais il s’agit aussi d’un véritable déni historique qui, au prétexte de la filiation, ne cesse d’exclure les catégories de pratiques et de pratiquants traditionnellement illégitimés par l’ordre sportif dominant : l’amateur, touchant à la véritable essence du sport, ne peut être qu’un gentleman et le professionnel un voyou.

Notes

1 On songe à la théorie de Roger Caillois selon laquelle « les jeux de compétitions aboutissent aux sports », in R. Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1967, p. 20.
2 R. Thomas, « Histoire et sociologie du sport en France », 1ères rencontres parlementaires sur le sport, actes du colloque (22 mars 2000), Assemblée Nationale, septembre 2000, p. 17.
3 F. Billacois, Le duel dans la société française des XVIe-XVIIe siècles, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1986, p. 28.
4 Il s’agit du champion du monde et champion olympique Vladimir Smirnov. L’accident est intervenu le 21 juillet 1982 aux championnats du monde de Rome, Le Monde, 21 juillet 1982. L’auteur de l’article s’indigne du fait que la question de la sécurité des athlètes soulève « des discussions stériles et définitivement dépassées » de la part des représentants de la fédération internationale d’escrime.
5 N. Elias, E. Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994.
6 Billacois, Le duel …, op. cit., p. 23.
7 « Véniers nia audit Sarzay l’avoir dit et luy donna le démenty. » Ibid., p. 22.
8 F. Billacois précise qu’avant le XVIème siècle, l’acte de défi était ritualisé en jetant le gant au pied de son adversaire, ibid., p. 23.
9 J.-C. Schmitt, La raison des gestes dans l’occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p.16.
10 La plupart des posture du corps observées pendant les assauts ont conservé leur ancienne qualification technique telle que la garde, la fente, l’estoc, la parade, la riposte.
11 Les ouvrages français les plus complets sur le sujet sont ceux de Robert Albouker, Autour du billard, Paris, Gallimard, 1992, et d’André Heurtebize, 3 billes au reflet tricolore, Fédération Française de billard, édition 1984.
12 N. Elias, La société de cour, Paris, Flammarion, 1985.
13 Pour se convaincre que le billard n’est pas le jeu futile qu’on croit, on pourra se reporter à l’extrait des Mémoires de Madame de Campan, qui relate comment un sujet de Marie-Antoinette, M. de Vaudreuil, prétendant au poste de précepteur du Dauphin, fut évincé pour avoir maladroitement brisé une queue de billard de haute valeur, cf. R. Albouker, Autour…, op. cit. p. 54.
14 Ibid. p. 34.
15 La première règle écrite qui fixe le cadre de la partie de billard date semble-t-il de 1665 ; elle est signée par la Maison des jeux académiques à Paris. Cette règle prévoit deux formes de jeu différentes, la partie ordinaire et le jeu de la guerre qui est plus spécifiquement un jeu d’argent. Ibid. p. 45.
16 Ibid. p. 49.
17 Les Etats-Unis, l’Angleterre, les Pays-Bas, la Belgique participent en effet du même mouvement, créant des défis internationaux dont le retentissement est populaire, à l’image de la partie opposant en 1880 le français Vignaux à l’Américain Slosson à Paris au Grand Hôtel en présence du président de la République Jules Grévy. C’est à cette occasion que la série américaine est mise au point. On retiendra également que l’embout de cuir placé à l’extrémité de la queue apparaît en 1823, que l’usage de la craie bleue date de 1824, évolutions qui permettent au joueur d’imprimer de l’effet aux billes.
18 Cette période d’intense inventivité doit sa richesse à la formation d’un corps professionnel contraint de renouveler sans cesse l’intérêt du public. Elle ne se limite pas à la France ; les Etat-Unis et l’Angleterre se révèlent aussi très créatifs avec l’invention de modes de jeu spécifiques.
19 A. Heurtebize, op. cit. p. 34.
20 Ce n’est par exemple qu’en 1952 qu’un joueur belge de trois bandes parvient à égaler les performances des professionnels. Un tableau comparatif des résultats amateurs et professionnels est fournit par A. Heurtebize, ibid., p. 156.
21 Les draps Simonis couvrent par exemple les tables des finales de France en 1956. ibid.
22 Il s’agit de Roger Hanoun (1959), de Jean Marty (1965), et de Roland Dufetelle (1967). Ibid.
23 R. Caillois, Les jeux…, op. cit., p. 9.
24 Sur cette question, J. Defrance, L’excellence corporelle. La formation des activités physiques et sportives modernes, 1770-1914, Rennes-Paris, Presses Universitaires de Rennes-Staps, 1987.
25 Lire J.-M. Faure, C. Suaud, « L’impensable autonomie », Panoramiques, n°61, 2002, p. 32-38.
 
Pour citer cet article
Référence électronique
Sébastien Fleuriel, « Les vertus généalogiques du sport », Socio-anthropologie [En ligne], 13 | 2003, mis en ligne le 15 novembre 2004, consulté le 26 juillet 2016. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/177 
  
Auteur
Sébastien Fleuriel
Faculté des sciences du sport et de l’éducation physique Université de Lille 2
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